23 août 2023

Du bon usage de l’inconscient en thérapie brève stratégique

1. L’esprit inconscient et le changement de paradigme. 

La notion d’inconscient véhicule beaucoup de connotations, notamment psychanalytiques. La psychanalyse a développé sur l’inconscient des théories souvent fort complexes, dont des versions simplifiées ont percolé dans notre modèle culturel, pour en faire une entité mystérieuse, un peu inquiétante. L’inconscient (le ça) serait le lieu de nos désirs immoraux, en conflit permanent avec le surmoi, sorte de conscience morale intériorisée, de censeur qui refoule nos pulsions inacceptables pour n’autoriser que des désirs approuvés par la morale. Ceux-ci contribuant à  constituer le moi. Cette sombre vision de l’homme continue d’imprégner, peu ou prou, celle de Monsieur et Madame Tout Le Monde. 

Il en va différemment bien sûr pour les personnes qui s’intéressent à la thérapie brève stratégique.  On sait que Milton Erickson est à l’origine d’une conception beaucoup plus positive de l’inconscient. Il en avait une vision très pragmatique. Pour lui, l’inconscient est tout ce dont nous n’avons pas conscience et qui fait partie de nous. C’est là une première approche, mais cela reste à ce stade une commodité conceptuelle. Si on veut être plus rigoureux, il faut parler d’un ensemble de processus inconscients : Le terme « inconscient » recouvre la diversité de ces processus.

 La conception ericksonienne de l’inconscient est liée à la révolution conceptuelle initiée par Bateson, qui proposa un changement de paradigme.

Bateson affirmait que les théories psychodynamiques étaient fondées sur une prémisse fausse, à savoir la prémisse énergétique. L’énergie psychique était la « brique élémentaire » avec laquelle était construite l’ensemble de la théorie. Même si nous n’avons aucune formation en la matière nous avons tous entendu parler de pulsions, de libido, de réservoir d’agressivité, etc.

Bateson, très influencé par la cybernétique, proposa de substituer à cette prémisse énergétique la notion d’information, qu’il définit comme une différence qui fait des différences.

Développer ici ce changement de paradigme m’entraînerait trop loin (je l’ai fait par ailleurs), mais il est clair que ce changement de prémisse a introduit un changement de point de vue assez radical du fonctionnement de l’esprit humain. Il a favorisé le développement des sciences cognitives, des thérapies comportementales et cognitives, mais surtout, il a permis l’avènement de l’approche systémique et de la thérapie brève stratégique.

Dans cette perspective, l’esprit humain reste composé d’une partie consciente et d’une partie inconsciente, mais chacune est envisagée sous l’angle de l’information. 

2. L’articulation esprit conscient/ esprit inconscient

Pour Erickson l’esprit inconscient – utilisons pour l’instant l’expression « esprit inconscient » pour le distinguer de l’inconscient freudien - possède une forme d’autonomie : il a une fonction protectrice, mais les moyens qu’il utilise pour défendre nos intérêts ne sont pas toujours ceux de l’esprit conscient.

L’esprit inconscient peut commencer un raisonnement, et le développer sans que nous nous en rendions compte. Il peut ainsi parvenir à des conclusions, puis les livrer à l’esprit conscient, lui épargnant le cheminement. 

Il peut vaquer à de très nombreuses activités pendant que l’esprit conscient fait autre chose. En réalité, la grande majorité de nos processus vitaux se déroulent de façon parfaitement inconsciente : nous grandissons, puis nous vieillissons de manière parfaitement involontaire, nous respirons sans le vouloir, notre cœur bat sans que nous ayons à nous en préoccuper, notre sang charrie globules rouges, globules blancs et plaquettes sans que nous en soyons le moins du monde conscient. En réalité, nos activités conscientes ne sont qu’une petite partie de l’ensemble, l’inconscient en assure la plus large part. 

D’ailleurs, dans la nature, l’inconscient est la règle, la conscience est l’exception. 

La plupart des êtres vivants sont dépourvus de conscience, et notamment de conscience de soi. Il semble que cette dernière soit l’apanage des humains et de quelques organismes situés assez haut dans l’échelle de la complexité (éléphants, dauphins, corvidés…). Un arbre n’a probablement pas conscience de lui-même en tant qu’organisme distinct, ce qui ne l’empêche nullement de réaliser des opérations aussi complexes que la photosynthèse chlorophyllienne. Il le fait inconsciemment.

Ainsi, les processus inconscients font preuve d’une large autonomie. Il en va de même pour nous : nous percevons, mémorisons, apprenons… bien plus que ce que nous en avons conscience. Nous possédons un immense réservoir d’apprentissages,  d’expériences acquises, de compétences, de potentialités latentes, qui ne demandent qu’à s’exprimer. Pour peu qu’on les laisse faire, bien entendu.

3. Nos deux modes de pensée

Penser nous est naturel. Nous nous mettons à penser dès que nous ouvrons les yeux le matin, le processus se met en route tout seul, cela ne nous demande pas plus d’effort que de voir, entendre ou sentir. Je devrais dire que nous nous mettons alors à penser consciemment, ou que nous prenons conscience de nos pensées, parce que nous pensons même en dormant. Notre cerveau reste actif pendant notre sommeil, il produit des pensées en permanence, comme notre pancréas produit de l’insuline. 

Nous avons donc deux modes de pensée. 

Celui que nous connaissons bien, parce que nous en sommes conscient est un mode de pensée qui opère de manière contrôlée et volontaire. Il nous permet d’enchaîner les idées de façon linéaire et séquencée, en visant un objectif défini. Il exige de nous un effort intellectuel. Nous avons, pour le meilleur et souvent pour le pire, une capacité extraordinaire : celle de pouvoir contrôler nos pensées, du moins dans ce mode-là. Une capacité bien utile pour résoudre des problèmes complexes, comprendre le fonctionnement de l’univers, produire une technologie de plus en plus puissante, de plus en plus sophistiquée et accessoirement, détruire la planète. C’est le domaine de la conscience réflexive, et notamment du but conscient.

Mais nous disposons aussi d’un autre mode de pensée, qui opère à un niveau inconscient ou préconscient. Celui-là procède par association d’idées, de manière involontaire, spontanée, et sans que cela nous coûte le moindre effort. Ce mode de pensée échappe tant au contrôle volontaire qu’à la conscience réflexive. Il est … irréfléchi. 

Je désignerai ces deux modes de pensée par le « réflexif » pour le premier et le « processif » pour le deuxième.

Pourquoi parler de réflexif et de processif plutôt que de conscient et d’inconscient ?

J’utilise le terme de réflexif pour désigner les activités « supérieures de la conscience », celle qui impliquent la conscience de soi, donc la réflexivité.

J’utilise le terme de « processif » pour désigner notre connaissance de ce que François Jullien appelle le Procès. 

À nouveau, le temps me manque pour développer ces notions. 

La notion de Procès fait référence au tao des Chinois. Le terme tao est habituellement traduit par la Voie, et, en occident, il est investi de toutes sortes de connotations mystiques. JF Billeter le traduit de façon sans doute plus appropriée par le fonctionnement des choses. Pour faire court, posons simplement que le Procès évoque le fonctionnement de l’Univers, conçu comme un tout, un gigantesque système qui s’autorégule en permanence.

Nous en faisons donc partie, nous nous y adaptons constamment, nous en avons donc une certaine connaissance – qui va au-delà de la connaissance intellectuelle, il s’agit d’une adaptation inconsciente, involontaire et dictée par la nécessité.

Je préfère parler de « processif » que d’esprit inconscient, parce que le terme implique une dimension relationnelle qui fait défaut à l’expression « esprit inconscient », qui renvoie à une conception intrapsychique de l’esprit humain.

Nous sommes reliés au Procès par notre esprit inconscient. L’esprit conscient s’efforce de rendre compte de l’expérience… 

4. Les relations réflexif/processif

La collaboration

Réflexif et processif peuvent coopérer ou entrer en conflit. Le domaine où la coopération est la plus évidente est celui de l’apprentissage. Nous avons appris à nous servir un verre d’eau (ou mieux, de vin naturel). L’entreprise ne présente pas la moindre difficulté (du moins, tant qu’on n’a pas dépassé un certain nombre de verres). Nous l’avons oublié, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Enfant, nous avons dû apprendre à prendre un verre en main. Or une main est un organe d’une complexité fabuleuse. Saisir le verre demande une coordination de nombreux muscles, nerfs, tendons etc. Nous devions nous concentrer au début. Puis l’exercice s’est compliqué car il nous fallait tenir le verre d’une main et la bouteille de l’autre. Enfin, il nous fallait l’incliner selon un angle précis pour verser le liquide dans le verre. Ce n’était pas acquis d’avance, et nous avons quelques fois verser de l’eau à côté du verre. Puis, à force de répétition, par accroissement de la redondance dirait Bateson, nous avons appris à exécuter ces gestes de plus en plus facilement, et maintenant nous pouvons les effectuer sans y penser (ou du moins sans y penser consciemment). 

De la même façon, nous avons appris à parler, à lire, à écrire, à conduire une voiture, à jouer d’un instrument de musique et des tas de choses encore. Toutes ces activités nous ont coûté. Elles ont exigé de nous des efforts, nous ont occasionné du stress et de la fatigue, car au départ, c’est surtout le réflexif qui est à l’œuvre. Nous avons d’abord agi consciemment. Ensuite, progressivement, au fil des répétitions, ces activités se sont intégrées à une partie inconsciente de notre esprit. Nous avons acquis la capacité de produire tous ces comportements sans effort, sans plus passer par la conscience réflexive. Nous avons transféré ces apprentissages au niveau de nos connaissances processives. 

On peut donc considérer, au moins partiellement, l’esprit inconscient, ou le processif, comme un réservoir d’apprentissages. 

Cette prise en charge par le processif présente l’avantage de libérer la conscience réflexive qui peut dès lors se consacrer à d’autres sujets sollicitant notre attention.

La collaboration réflexif/processif peut aussi prendre des formes plus subtiles. Ainsi que se passe-t-il lorsque nous cherchons un mot ? Par exemple, lorsque nous avons à l’esprit le visage d’un acteur célèbre, ou simplement d’une connaissance perdue de vue depuis longtemps, et que nous n’arrivons pas à nous souvenir de son nom ? D’abord, nous fournissons des efforts de mémoire, mais plus nous voulons nous souvenir et moins nous y arrivons. Le mot nous échappe de la manière la plus agaçante qui soit. « Ça te reviendra quand tu arrêteras de chercher », nous dit alors notre interlocuteur, à moins que nous ne nous donnions nous-même cette injonction, car nous connaissons le truc. Nous reprenons alors le cours de la conversation, et quelques temps plus tard en effet, le mot nous revient, parfois en plein milieu d’une phrase. Que s’est-il passé ?

Nous retrouvons ici un exemple de l’aphorisme de Bateson selon lequel, pour atteindre le but, il faut l’abandonner. C’est en effet en arrêtant de chercher que nous trouvons. 

Pour le dire dans le vocabulaire de la thérapie brève : c’est en renonçant à notre tentative de solution - chercher le mot - que nous solutionnons la difficulté.

Mais arrêtons-nous vraiment de chercher ? Peut-être serait-il plus juste de dire que nous arrêtons de chercher consciemment. Mais sans doute une partie de notre esprit poursuit-elle les recherches en parallèle, pendant que notre esprit conscient continue à dérouler le fil de ses idées. Tout se passe comme si un ami nous disait : continues, je m’en occupe. Et il parcourt la bibliothèque de nos souvenirs jusqu’à ce qu’il trouve l’ouvrage en question, puis revient en courant et nous interrompt en criant : j’ai trouvé !

Remarquons que les apprentissages processifs, tels ceux décrits plus haut, sont intransmissibles : chacun doit en faire l’expérience, personnellement. Tout au plus pouvons-nous être guidé, notamment par le langage. Mais cette transmission reste très limitée. Nous pouvons par exemple répéter un mot à un enfant afin qu’il apprenne à le dire, mais le dire, précisément, il est le seul à pouvoir le faire. Nous sommes d’ailleurs largement incapables d’exprimer par des mots comment nous réalisons ces actions processives (comment exprimer tous les processus à l’œuvre dans la simple action de saisir un objet quelconque ? Nous le faisons, c’est tout.). C’est aussi la raison pour laquelle les prescriptions de tâches en thérapie brève sont un aspect particulièrement délicat de l’intervention : nous pouvons certes proposer une expérience au patient, mais il est le seul à pouvoir la réaliser. Ce n’est qu’à ce moment que la tâche devient réellement une « expérience émotionnelle correctrice ».

Ainsi réflexif et processif ont chacun leur utilité et peuvent collaborer harmonieusement. Il ne s’agit pas de deux systèmes fermés, imperméables l’un à l’autre. Au contraire, ils interagissent.

Ils peuvent donc être dans une relation complémentaire : le réflexif est très puissant lorsqu’il s’agit d’organiser nos idées, de les élaborer en une théorie cohérente. Mais il est nul pour les trouver. L’imagination, la créativité sont davantage le domaine du processif. C’est lui qui nourrit le réflexif, qui l’alimente en données nouvelles. Il peut aussi faire dévier le réflexif de son but initial, en l’entraînant dans des disgressions, dans des associations d’idées. Peut-être est-ce cela que Bateson avait à l’esprit en affirmant que les deux pôles du processus mental sont la rigueur et l’imagination. Il insistait sur leur nécessaire complémentarité : la rigueur seule serait une rigidité stérile et sclérosante, l’imagination nous entrainerait vers la folie pure. Le bon fonctionnement de notre esprit demande une collaboration harmonieuse entre sa part réflexive et sa part processive.

Par ailleurs, lorsque le réflexif prend les commandes, le processif ne disparaît pas complètement pour autant. Il est à l’arrière-plan, mais il continue à influencer discrètement le réflexif. Pendant que j’écris ces lignes, je reste sensible à l’ambiance sereine de cette soirée d’été, favorablement influencé par le sentiment d’avoir passé une bonne journée et par les émotions positives qu’elle m’a apporté. Réflexif et processif brouillent la dichotomie que j’utilise pour les décrire. Le réflexif sélectionne, sépare et cloisonne les idées, les organise rationnellement, élabore des plans séquencés, orientés vers un but, pendant que le processif utilise toutes les voies possibles pour réaliser les associations les plus improbables. Les psychologues ont réalisé une foule d’expériences qui mettent en évidence l’influence du processif, qui opère « à l’insu de notre plein gré ». Parmi celles-ci, celle de Rosenthal est une des plus célèbres (rappelons-là en deux mots : des enseignants à qui on avait présenté certains élèves comme supérieurement doués – alors qu’ils avaient en réalité un niveau de performance équivalent à celui de leurs condisciples – ont effectivement donné à ces élèves des notes supérieures à la moyenne). On pourrait en citer quantité d’autres. Le simple fait de tenir en main une boisson chaude influence notre perception d’autrui : une expérience connue sous le nom d’ « effet de la chaleur » montre que nous avons tendance à attribuer à un inconnu des traits de personnalité associé à la chaleur ( amical, chaleureux, ouvert) alors que les sujets tenant en main une boisson froide lui attribueront davantage de caractéristiques associée au froid (froid, distant, etc.) [1]

Les influences du réflexif et du processif relèvent d’un réseau d’interactions inextricables.

Par ailleurs, réflexif et processif n’interagissent pas seulement entre eux, mais avec l’ensemble de notre organisme. Nous pensons aussi avec le corps. Lorsque nous parlons, nos gestes soulignent nos paroles, et donc notre pensée, un mal de dents rend le réflexif pratiquement inopérant, parfois lorsque nous sommes perdus dans nos pensées, nos lèvres bougent sans que nous prononcions un mot, ou nous parlons tout seul, autrement dit, nous pensons à haute voix. Inversement des pensées dépressives nous poussent à négliger notre corps, des pensées positives nous mettent en action, pénétrer la pensée d’un philosophe ou d’un scientifique, résoudre un problème d’échec, trouver les mots justes pour exprimer une idée peut nous procurer un plaisir jubilatoire, pour ne rien dire de l’effet placebo de certains médicaments.

Nous sommes un ensemble incroyablement complexe d’interactions permanentes.

Et la plupart du temps, ce système complexe fonctionne bien, et la collaboration entre ces deux modes de pensée si différents est féconde. Mais il arrive aussi qu’ils entrent en conflit.

Lorsque le réflexif lutte contre le processif

Lorsque nous sommes confrontés à un problème, nous avons tendance à le gérer en privilégiant le réflexif. Il nous est difficile de faire confiance au processif, sans doute parce que son pouvoir d’action est en grande partie inconscient. Il échappe donc à notre contrôle. Nous nous en méfions d’autant plus que les émotions nous submergent. Or les émotions sont l’apanage du processif. Nous tentons alors de les tempérer en recourant au réflexif, avec pour seul résultat de les amplifier. Tout se passe comme si le réflexif sortait de son rôle, de ses fonctions, pour usurper la mission du processif.

Or, nos émotions sont nos alliées. Elles sont fondamentalement des réactions adaptées au Procès.

Nous sommes des systèmes ouverts sur l’environnement, au sens large : j’y inclus le monde des choses, et le monde du vivant. Autrement dit, nos voitures et nos brosses à dents, nos compagnons ou nos compagnes, nos enfants, nos amis, nos collègues, etc.  Et il arrive que cet environnement nous cause des problèmes : un enfant refuse d’aller à l’école, un supérieur hiérarchique nous harcèle, l’être aimé est attiré par un(e) autre, ou encore nous sommes incapables de retourner sur le lieu où nous avons été agressés, etc. Malheureusement, les problèmes peuvent prendre des formes multiples, se combiner, s’additionner, voire se multiplier. Mais les réactions qu’ils engendrent sont fondamentalement adaptatives. Elles sont l’expression de nos connaissances processives. Notre esprit inconscient réagi comme un petit animal : il se met encolère si on nous agresse, ou si on agresse quelqu’un que nous aimons, il nous pousse à nous enfuir ou nous tétanise face au danger, il nous rend triste lorsque nous perdons un être cher… Toutes ses réactions sont essentiellement naturelles (même si la culture peut les influencer, mais il faut alors considérer cette influence comme une émanation du réflexif).

5. Les tentatives de solution sont d’origine réflexive !

Lorsque nous avons un problème, nous cherchons à contrôler nos émotions, convaincus que nous sommes que si nous les autorisions à s’exprimer, nous serions automatiquement débordés. Ainsi, lorsque nous avons peur, lorsque nous nous sentons angoissés, nous nous adressons le message « je ne dois pas avoir peur ». De la même façon, si nous avons tendance à nous mettre en colère, nous nous enjoignons de rester calme, de ne pas céder à l’énervement, de nous contrôler. C’est la même chose pour la tristesse et les sentiments dépressifs, en fait c’est le même mécanisme quelle que soit l’émotion : nous nous efforçons de la contrôler… avec pour seul résultat de l’exacerber, de l’amplifier, et de provoquer la situation que nous voulions à tout prix éviter.

Les personnes de notre entourage, qui s’efforcent de nous aider, nous encouragent en ce sens, et nous recevons d’eux le message que nous nous adressons déjà nous-mêmes : « il n’y a pas de raison d’avoir peur », ou « tu ne devrais pas t’énerver pour ça, essaye de te contrôler », ou encore « essayes de voir le bon côté des choses, changes toi les idées », etc.

Nous avons beau faire des efforts en ce sens, non seulement cela ne marche pas mais ces tentatives de solution nous épuisent. Car en effet, l’usage du réflexif peut nous occasionner de grandes fatigues intellectuelles. Nous en avons sans doute tous fait l’expérience, par exemple lors de période de « blocus », lorsque nous devions préparer des examens. Et après un effort intellectuel prolongé, nous éprouvons le besoin de passer à autre chose, de nous détendre, de ne penser à rien. Or penser à rien n’est pas possible. Nous pouvons heureusement nous détendre, mais même alors, nous continuons à penser. La différence est qu’il s’agit alors de l’autre mode de pensée. Le réflexif « passe la main », il lâche les commandes, abaisse son niveau de contrôle, et cède le relais au processif. Nous passons en pilotage processif.

Cette distinction est importante pour la thérapie. Le réflexif exige de nous des efforts volontaires et conscients, tandis le processif fonctionne tout seul. Il échappe au contrôle volontaire, et, dans une large mesure, à la conscience. Et il ne demande aucun effort.

Or, un effort volontaire et conscient, c’est précisément la définition que donne la thérapie brève stratégique des fameuses tentatives de solution qui alimentent le problème.

D’où mon hypothèse, à savoir que les tentatives de solution sont d’origine réflexive.

Et la solution est bien souvent à chercher du côté du processif.

6. La thérapie brève ou comment mettre le réflexif en accord avec le processif.

Ce n’est pas un hasard si un grand nombre de tâches en thérapie brève reviennent finalement, au-delà de leur diversité, à mettre le réflexif en phase avec le processif, alors que nous avons tendance à faire l’inverse : nous nous efforçons de le juguler à grand renfort de contrôle réflexif.

Les tâches prescrites par le thérapeute sont aux 180° de ces tentatives de solution.

Le fantasme du pire est un grand classique dans les problématiques de peur, comme le sont les lettres de colère ou les lettres de tristesse ou encore le roman du désastre (pour les dépressifs).  

Comment se fait-il qu’une tâche apparemment paradoxale, comme celle de faire venir volontairement sa peur, ait pour effet de rassurer les patients, alors que leurs propres tentatives de réassurance ont systématiquement échoué ? Pourquoi proposer à une personne dépressive une expérience aussi choquante que le récit du désastre qu’est sa vie actuelle ?

Ces tâches invitent la patient à prendre un temps pour se mettre à l’écoute de son inconscient, à plonger dans ce monde inconnu qui est pourtant le sien, et à reconnaître la légitimité de ce qui s’y passe.

De telles tâches mettent le réflexif en phase avec le processif. Au lieu de tenter de contrôler le processif, le réflexif s’accorde à lui. Lorsque le patient pense à toutes les bonnes raisons qu’il a d’avoir peur, tout se passe comme si le processif se sentait entendu. Dès lors, il se calme. Il cesse de faire retentir le signal d’alarme que le patient s’efforçait d’éteindre, en niant son bienfondé.

Nos émotions sont légitimes. Elles le sont toujours. Nombreux sont ceux qui accepteront cette affirmation d’un hochement de tête entendu, surtout les personnes orientées vers le développement personnel. Pourtant, plus nombreux encore (et souvent les mêmes) seront ceux qui tenteront de les contrôler, niant ainsi leur légitimité.

Si ces tâches paraissent choquantes, c’est qu’elles heurtent souvent nos croyances. Il est « socialement correct » de dire à une personne angoissée qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur, d’inciter celui qui se met en colère à se contrôler, de suggérer à une personne dépressive de voir le bon côté des choses. Que les résultats de ces bons conseils soient désastreux ne change rien à l’affaire, la « bienpensance » est sauve.

Et nous voilà face à un dernier paradoxe : une communication qui aggrave la souffrance se trouve connotée positivement au nom de l’éthique, tandis qu’une communication réellement thérapeutique se trouve bien souvent discréditée au nom de cette même éthique.

Bien que la thérapie brève soit sortie de la sphère confidentielle où elle a longtemps été confinée, il reste du chemin à parcourir pour que notre modèle culturel intègre cette manière de penser apparemment suspecte, mais en réalité éminemment bénéfique.

Puisse ces quelques lignes y contribuer.

7. Illustration : un phénomène inexplicable d’agressivité verbale …

À première vue, Aline est l’incarnation de la réussite sociale : la cinquantaine, élégante, elle occupe une fonction de dirigeante dans une grosse société ayant des ramifications au niveau mondial, elle est mariée depuis 25 ans à un important entrepreneur, et leurs 4 enfants suivent de brillants parcours scolaires.

Mais elle vit, selon ses propres termes « un phénomène inexplicable qui sort de manière incontrôlée », qu’elle travaille en psychanalyse depuis 10 ans. Ce sont des attaques verbales hyper violentes sur des personnes, me confie-t-elle. Cela se manifestent le plus souvent quand j’ai bu quelques verres, sans pour autant être ivre à ne plus savoir ce que je dis, mais je switche complètement. Cela peut parfois même se produire à jeun dans des moments où je m’accorde un répit dans un rythme de vie intense. Ensuite, j’ai un black-out de plusieurs heures, je ne me rappelle rien. Et bien sûr quand on me rapporte ce que j’ai fait, je suis morte de honte. Une fois, mon mari m’a filmée, et j’étais horrifiée : c’était docteur Jekill et Mister Hyde.

Ce phénomène la déroute d’autant plus qu’il se produit dans des circonstances de détente, de manière imprévisible.

En mettant les choses en interaction, je me rends compte que la personne qui « bénéficie » de ces attaques verbales est généralement son mari, lui aussi en psychanalyse depuis une quinzaine d’années, où il traite un problème de « disparition », selon Aline.

En effet, il arrive régulièrement que Monsieur disparaisse pendant plusieurs jours, au cours desquels il boit beaucoup et prend de la cocaïne. Aline le vit d’autant plus douloureusement que ces disparitions ont lieu dans des moments où elle compte sur lui : un avion à prendre dans les heures qui suivent, et subitement, plus personne pour s’occuper des enfants. Elle a toujours géré, dit-elle, mais à quel prix (réveiller l’aîné en pleine nuit pour qu’il s’occupe des plus jeunes le matin, fournir une explication rassurante, trouver une baby-sitter au pied levé, réorganiser son départ, etc.).

L’aspect interactionnel du problème me saute aux yeux. Aline a les meilleures raisons du monde d’en vouloir à son mari, mais elle s’interdit de ressentir… ce qu’elle ressent, à savoir une colère noire devant cette maltraitance répétée. Elle contrôle et surcontrôle cette émotion, l’empêche de s’exprimer. Et dès que son esprit inconscient en ébullition voit une brèche dans les murs de sa prison (lorsqu’elle a bu quelques verres de vin, ou simplement lorsqu’elle s’autorise un moment de détente), c’est l’éruption.

Pourtant, pour Aline, il s’agit de deux problèmes personnels bien distincts, celui de son mari et le sien, et elle ne fait pas de lien entre eux. Ses constructions réflexives, qui s’efforcent de rendre compte de l’expérience, l’éloignent du processif : son mari est malade, me dit-elle, mais il se prend en charge, puisqu’il va régulièrement en analyse.  Il y a une amélioration, il a une meilleure compréhension de sa problématique, affirme-t-elle. Pourtant, en contextualisant, il apparaît que la fréquence des « disparitions » n’ a pas diminué, au contraire. On en parle beaucoup, ajoute-t-elle, et j’ai compris que le petit garçon en lui a besoin de ça. Interprétation qui la pousse à l’excuser, à espérer, à supporter l’insupportable.  

Quant à son problème à elle, elle lui suppose une cause intrapsychique non identifiée, et attend de moi que je la mette à jour.

Au cours de cette première séance, de recadrages prudents en recadrages prudents, je l’amène à envisager l’existence d’un lien entre les disparitions de son mari et ses propres éruptions de colère.  

La première tâche que je lui confie est d’écrire, chaque jour pendant une demi-heure, toutes les bonnes raisons qu’elle a de se livrer à ces « phénomènes de violence verbales ».

Lors de la séance suivante, Aline évoque le résultat de ce travail d’écriture : c’est comme si ça mettait les choses à l’extérieur, me dit-elle. Elle ajoute que des souvenirs sont réapparus, et elle s’est rendu compte que le pic de ses crises correspondait à une période de surcharge professionnelle où les disparitions de son mari avaient été plus longues et plus fréquentes. Elle comprend mieux désormais la fonction de ses crises de violence verbale.

Je l’interroge sur la façon dont elle communique avec lui à propos de ces disparitions. Il refuse d’en parler dans les moments de calme, me dit-elle. Nous ne pouvons le faire que quand il rentre après plusieurs jours.

Dans ces moments-là, Monsieur exprime beaucoup de culpabilité, tout en la rendant elle-même responsable (il l’accuse de le pousser à bout, d’appuyer sur le bouton rouge). Aline se justifie, reconnait certaines maladresses dans sa communication, le prie de faire attention à sa santé ( il est en surpoids et fume beaucoup), de faire du sport, et surtout, d’essayer de mettre un terme à ses disparitions.

Le thème de ses tentatives de solution est clairement : arrêtes de disparaître ainsi.

La tâche qu’elle se voit confiée est alors d’imaginer les risques et les inconvénients qu’il y aurait pour elle, pour lui, pour les enfants, à lui tenir un discours différent : que se passerait-il si elle lui disait qu’il peut continuer ses disparitions, que ce n’est pas du tout un problème pour elle. Je lui prescris aussi de continuer à écrire sa colère.

Lors de la 3e séance, Aline n’a pas fait sa tâche. D’une part, elle a eu de nombreux déplacements professionnels, et d’autre part, elle a des difficultés à en comprendre l’intérêt, ou plus exactement, je ne suis pas arrivé à le lui faire comprendre suffisamment. La distinction que nous faisons en thérapie brève, entre le contenu d’un message (arrêtes tes disparitions) et son impact (provoquer les disparitions) lui échappe. C’est une femme de bon sens, le fonctionnement d’une stratégie paradoxale ne lui parle guère.

De plus, elle se sent très mal, précisément parce que son mari n’est pas rentré depuis hier. Pour moi, c’est une opportunité. Sachant qu’habituellement, en ces circonstances, elle envoie à Monsieur de nombreux SMS lui demandant de rentrer au plus vite, je lui propose d’envoyer cette fois un message fort différent.

Pourriez-vous, lui demandais-je, lui écrire que vous avez décidé de respecter son besoin de prendre de la distance et que de votre côté aussi, vous souhaitez réfléchir à la situation ?  Vous pourriez lui expliquer que vous appréciez le calme qui règne à la maison, et que vous aimeriez en profiter pour faire le point sur vos désirs à vous, et que vous souhaitez être seule pour le faire…Et qu’en conséquence, vous lui demandez de prolonger de quelques jours son séjour à l’extérieur, pour vous permettre de retrouver un peu de sérénité …

Le lecteur averti aura reconnu là une technique de prescription du symptôme (Aline prescrit à son mari de continuer à produire le comportement dont il est censé se débarrasser). J’ajoute qu’il serait bon qu’elle fasse d’abord « une lettre de colère », à ne pas envoyer bien sûr, pour pouvoir écrire ce message sur un ton réellement apaisé.

Lors de la séance suivante, Aline me dit avoir fait cette tâche, et que la réaction de son mari a été de s’indigner, affirmant qu’il n’était pas question qu’on lui interdise de rentrer chez lui, et le lendemain, en effet, il était de retour.

Mon objectif étant ici d’illustrer la lutte entre le réflexif et le processif, et l’intérêt de mettre le réflexif en phase avec le processif, je vais me contenter de raconter plus brièvement la suite de cette thérapie qui s’étale sur une dizaine de séances. Au fil de celles-ci, Aline se rend compte que « le phénomène d’agressivité verbale suivi d’amnésie » ne s’est plus manifesté, mais elle souhaite maintenant travailler sa relation de couple. Elle mesure maintenant à quel point elle a pris sur elle, en acceptant les comportements difficiles de son mari. Elle s’agace qu’il se réfugie derrière « sa maladie ».

Si l’on s’interroge sur les comportements de celui-ci, mon hypothèse est qu’il vivait douloureusement l’écart qui s’était progressivement creusé entre leurs positions sociales respectives. Dans son entreprise, Aline avait gravi les échelons avec succès et gagnait maintenant très confortablement sa vie, alors que de son côté à lui, sa boite n’avait cessé de péricliter, les dettes s’étaient accumulées, et son orgueil avait sans doute été blessé de l’aide financière qu’Aline lui apportait généreusement. Cet intellectuel de haut vol, sportif et entreprenant, qui suscitait l’admiration de son épouse, était petit à petit devenu un homme dépressif, négligé, aux comportements autodestructeurs. Je crois que ses « disparitions » avaient pour fonction de lui permettre de reprendre du pouvoir dans la relation, sans aucun doute de façon inconsciente. Et parfaitement inappropriée, mais je crois aussi que chacun fait ce qu’il peut…

Revenons à Aline. Petit à petit, suite aux recadrages et aux tâches proposées, elle s’est rendu compte qu’elle avait longtemps accepté une forme de maltraitance pour des raisons discutables :  le bien-être des enfants (mais ils souffraient eux aussi de la situation), la valeur « mariage » (pour le meilleur et pour le pire), l’image sociale, l’espoir qu’il change, se reprenne en main et que sa psychanalyse finisse par porter ses fruits, pour n’en citer que quelques-unes.

Elle envisageait de plus en plus sérieusement une séparation, mais, comme elle le disait elle-même, elle voulait d’abord tout essayer pour sauver son mariage, afin d’avoir sa conscience pour soi.

Finalement, de guerre lasse, elle a proposé à son mari une pause de réflexion, et est allée s’installer dans leur maison de campagne. Ils étaient suffisamment responsables l’un et l’autre pour organiser la garde des enfants sans conflit.

Là, elle a pu se rendre compte qu’elle était plus sereine. Elle n’avait plus envie de forcer sur le vin, s’était remise à faire du sport, et affrontait plus efficacement encore les situations professionnelles auxquelles elle devait faire face.

De son côté, Le mari convint que cette situation était préférable pour lui aussi.

La suite de la thérapie fut un simple accompagnement de cette séparation, recadrée non comme un échec, mais comme une véritable solution, qui permettait à chacun des membres de la famille de mener une vie somme toute plus heureuse.

Pour Aline, le lâcher-prise fit son œuvre, et la vie suivit son cours…

[1] Expérience réalisée par le psychologue John A. Barg et son équipe (2008).

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Webconférence par Dany Gerbinet : thérapies de couples - quelques spécificités

16 oct. 2024 - 20:30
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Montant de l'inscription : 10 € TTC
Ils viennent vers nous quand le bonheur d’être deux cède la place à la souffrance… Ils nous confient leurs peines, leurs peurs, leurs colères, leurs déceptions, parfois leur intimité… Ils attendent de nous compréhension et apaisement… Et c’est là que les difficultés commencent pour le thérapeute. Car les voilà qui s’interrompent mutuellement, se disputent en vous laissan...